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Pour le coup, je me fâchai et jurai de n’en rien faire. Mais, à la réflexion, mon impatience tomba.

— Il faudra toujours en venir à la voix et à savoir ce qu’elle veut, me dis-je ; terminons cet enfantillage le plus vite possible.

Le lendemain, je me rencontrai chez elle avec une douzaine de personnes. Je ne savais s’il fallait rire ou me fâcher. La comtesse fut charmante, ne parut, en aucune façon, avoir la plus petite idée qu’elle eût un tort à mon égard, et, comme, parmi les douze conviés qui me tenaient en échec, il y en avait quatre parfaitement aimables et huit très-intéressants, je passai une soirée excellente et ne regrettai pas une minute le tête-à-tête. Madame Tonska était fort occupée d’un naturaliste norwégien récemment arrivé de Sumatra, et qui nous fit de ce qu’il avait vu des descriptions tellement saisissantes, empreintes d’une éloquence si vraie et si grandiose que, là, pour la première fois, je compris combien les hommes supérieurs grandissent au milieu des études spéciales, ce qui accable les esprits médiocres. Le professeur Stursen, avec sa tête de taureau mugissant, sa taille athlétique et ses recherches sur la mâchoire inférieure du bison, nous abreuva d’autant de poésie, et d’une poésie aussi élevée et aussi pure, aussi brillante et aussi sérieuse que l’aurait pu faire Eschyle lui-même, s’il était tombé du ciel au milieu de nous.

Malgré ses attentions marquées et bien naturelles pour cet homme éminent, la comtesse ne m’oublia pas. Vers la fin de la soirée, elle vint à moi, me prit à part et me dit :

— Êtes-vous fâché ? Au lieu de vous donner le maigre plaisir d’une conversation sans intérêt avec une femme maussade, j’ai voulu vous montrer comment je traite mes amis et vous en êtes, si vous voulez. Revenez me voir