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au milieu de beaucoup d’autres et arrêta quelque peu ma pensée. Quel artiste ne connaît les empressements des dames russes et des dames polonaises ? Il en est de mauvaise humeur qui accusent ces admiratrices, toujours et constamment passionnée, de manquer de bonne foi, de n’aimer en réalité ni les arts ni la vie intellectuelle et de ne trouver, dans les extases auxquelles elles s’abandonnent, que des occasions de se poser en séraphins, en archanges, en madones, et de donner de leur sensibilité l’idée la plus avantageuse possible. D’autres vont plus loin ; ils prétendent que, très-absolument indifférentes pour le dieu, ces prétendues croyantes recherchent le prêtre, dans l’idée souvent fausse que celui-ci possède la sincérité dont elles sont dépourvues, et que doué du plus franc enthousiasme, du plus naïvement irréfléchi, du plus chaud, du plus abandonné, il y a profit à enlever cet encensoir vivant à la muse pour s’en faire à soi-même honneur et plaisir.

Je n’accepte pas ces jugements hostiles. La sensibilité peut être vraie dans tous les pays, avec des formes différentes. Les femmes du Nord-Est détaillent bien haut et par le menu et avec des attitudes, des jeux de regards, des inflexions de voix et des soupirs qui n’appartiennent qu’à elles, ce qu’elles s’imaginent ressentir ; les femmes de l’Occident emploient d’autres méthodes ; le résultat est identique. Je n’avais donc aucun préjugé contre la comtesse. Pourtant, j’étais ennuyé de me déranger le lendemain à une heure que réclamait mon travail et, probablement, pour un caprice. Je pris donc mon chapeau à regret quand le moment indiqué fut venu et j’allai chez madame Tonska.

Elle était sortie et m’avait laissé un billet d’excuses en me priant de venir dîner, en tête-à-tête, le lendemain.