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sortait l’excès de l’admiration. C’était Harriet, c’était bien elle ! cette noble créature, la plus digne d’être aimée et servie, la plus délicate, la plus intelligente que j’aie jamais rencontrée ! Elle a passé sa jeunesse dans le fond de la région la plus barbare et la plus abandonnée. Elle y a cultivé son esprit au delà des bornes communes, comme le rossignol qui cultive sa voix pour chanter dans le désert. Elle a été la mère, la servante de son frère ; elle lui a tout appris, elle lui a créé et accordé son état. Elle a rendu à son père, avec usure, ce que le pauvre homme lui avait prodigué dans son enfance ; elle a trouvé, sur sa route, par hasard, un garçon de dix-huit ans, que son imagination entraînait peut-être à la dérive, elle en a fait, j’ose le dire, un brave homme, et, sans qu’il ait pu lui en coûter une rougeur, elle lui a fait connaître, de l’amour partagé, tout ce qu’il en saura jamais ; ô mes amis ! tout ce qu’il en existe de plus délicieux ! Hé bien ! à elle, qu’est-ce que le ciel lui a accordé en retour de tant de bienfaits répandus autour de ses pas ? Ma foi ! je n’en sais rien… probablement quelque chose… que ma vue ne saurait saisir… Oui… peut-être mon affection et ma gratitude ; mais s’il avait daigné seulement l’appeler en ce monde quelques années après moi, au lieu de me la donner pour devancière, combinaison qui, j’imagine, ne lui eût pas coûté beaucoup, j’aurais pu prodiguer à cette créature céleste un bonheur si fidèle qu’elle eût considéré comme bien payé ce qui, je le crains, ne le sera jamais !

Ce que je lui dois surtout, c’est d’avoir eu pour première expérience qu’il existe des cœurs dévoués et des âmes héroïques. Les rencontres hideuses ou viles où je me suis heurté ensuite n’ont jamais prévalu contre cette conviction acquise ; c’est celle-ci qui projette sur mon exis-