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jours, attendant sa première lettre. La lettre arriva, et voilà ce que je lus :

« Vous m’avez bien aimée, Wilfrid, et le ciel vous en récompensera. Dans quelques semaines, dans quelques mois, le monde, ses nécessités, ses règles, ce qu’il a de bien, et jamais, j’espère, ce qu’il a de mauvais, s’empareront de vous. Des impressions d’autant plus fortes qu’elles seront plus absolument neuves, exerceront leur empire sur une nature sensible comme est la vôtre. Il ne serait pas bon que vous fussiez gêné par des débris de fleurs fanées. Je ne vous dirai pas que je vous rends votre parole ; je ne l’ai jamais acceptée. Je sais que vous penserez souvent à votre vieille amie. En ce moment, je suis chagrine de la peine que je vous cause, et vos larmes, cher, cher Wilfrid, tombent sur mon cœur. Mais, un jour, je sais aussi que je serai bien fière de n’avoir été pour vous ni un ennui, ni un obstacle, ni, peut-être, un remords. Laissez-moi me fortifier un peu de cette espérance. Écoutez-moi. Vous allez être bien fâché contre votre pauvre abandonnée… Ne voulez-vous plus l’aimer du tout ? Si vous avez le cœur trop gros, laissez passer quelques semaines, le moins possible, et, plus tard, quand vous serez devenu juste, revenez à votre sœur et parlez-lui de ce qui vous rendra heureux, et, encore bien plus, de vos soucis.

« Harriet. »

Cette lettre m’entra dans le cœur comme une lame de couteau. Chaque phrase me poigna. Mais je ne sais comment cela se fit : il me fut impossible de maudire la main qui m’assassinait. Au contraire, de l’excès du désespoir