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sait sous la pression de sa volonté, sans que j’eusse le pouvoir de m’en défendre. Il fut donc résolu que j’allais obéir, et, qu’en ce qui la concernait, notre amour resterait clos entre le ciel et nous.

Ai-je vécu, n’ai-je pas vécu du tout pendant cette semaine ? Je l’ignore. Le temps s’écoula comme un rêve, et les heures, marchaient cependant avec des pieds de plomb. Quand je pris congé d’Harriet, alors, seulement, par une sorte de révélation subite, je compris qu’elle souffrait. Elle était pâlie, elle était maigrie.

— Que Dieu vous protége, Wilfrid, me dit-elle, et elle appuya son front sur ma poitrine.

J’étais dans un tel abattement moi-même, que j’avais à peine conscience de ce qui se passait. Pourtant, je le sentis, elle me pressait légèrement de ses deux mains et son front se trouva sous mes lèvres… Adieu !… J’entends encore ce mot et l’accent avec lequel elle l’a prononcé.

À dater de ce moment, je ne sais plus ce que j’ai fait : j’ai agi comme un somnambule. Je revins à moi au milieu du désert, galopant avec le courrier et l’escorte. J’étais entré dans la vie nouvelle, j’y étais entré, non pas comme je l’avais présagé autrefois, enseignes déployées et tambours roulants, mais contraint, poussé, jeté au milieu des splendeurs, me disais-je, ou des épines. Néanmoins, j’y étais, et à mesure que je me rapprochais de Beyrouth où je devais m’embarquer, mon profond chagrin se mélangeait davantage des questions que je m’adressais sur Wildenham et ses hôtes. Ne croyez pas que le souvenir d’Harriet se voilât le moins du monde. Il dominait tout ; elle était trop maîtresse de mon âme, de mon esprit ; elle se retrouvait trop dans mes pensées, comme dans mes idées, pour qu’une préoccupation quelconque pût me détacher d’elle un instant. Je restai à Beyrouth quinze