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laquelle elle m’écoutait, le soin qu’elle mettait à m’interroger, l’intelligence merveilleuse qui lui faisait comprendre aussitôt la portée de ce que je n’exprimais qu’à demi, me donnaient de son affection la plus juste idée, en même temps que chacun de nos entretiens ajoutait à mon admiration pour ce que j’appelais alors, et ce que j’appellerai toujours son génie. Ce qui me surprit, c’est qu’en lisant mes vers adressés à Sylvia, elle voulut connaître jusqu’aux plus minimes détails de la biographie de cette jeune demoiselle, et plus je lui en racontais, plus elle en demandait, écoutant gravement ces récits, que je ne pouvais poursuivre moi-même sans des éclats de rire, et souvent, je la voyais me regarder d’un air triste et réfléchir pendant que je lui expliquais ces folies que chaque jour effaçait davantage, non-seulement de ma pensée, même de ma mémoire. Harriet ! Je la mêlais à ma vie ; elle s’y prêtait de plein cœur. Je ne m’aperçus pas alors, mais j’ai bien reconnu depuis, que ses sentiments, ses croyances me pénétraient par chaque pore, et s’emparaient si bien de moi que je ne m’en suis jamais délivré. Dans les matières les plus délicates et les plus essentielles, elle me donnait, presque à mon insu, des lumières qui me les laissaient voir, juger et décider pour toujours, comme jamais je n’y fusse parvenu de moi-même ; en un mot, elle prit sur moi une autorité sans limites, et, tandis qu’en mon âme je m’enorgueillissais et chantais hosanna de ce que j’avais conquis l’amour d’une femme, j’étais conquis.

Trois mois passèrent de la sorte. Notre unique sujet de querelle et qui amenait de ma part de fréquentes bouderies provenait de mon désir, de jour en jour plus prononcé, de publier notre engagement et de ses résistances de plus en plus positives. À mes raisons, aux argumenta-