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la ville que je me mariais, et, quant à des oppositions ou à des résistances, ou même à des défenses, il ne manquait que cela pour me faire dépasser le comble de la joie ! J’essayai de raisonner ; mais Harriet secoua sa tête adorée et me dit avec un sourire :

— Quoi ! nous ne sommes encore rien l’un à l’autre, et vous résistez déjà ?

Je me soumis ; cependant, j’ajoutai avec un soupir :

— Est-ce tout ?

— C’est tout…, me dit-elle, pour cet instant !

— Alors… vous m’aimez ?

— Vous m’en demandez trop long, répondit-elle avec un air de tête qui me rendit fou. Je voulus lui saisir les deux mains et les presser sur ma bouche ; elle s’y opposa en riant, et, dans ce moment, son frère entra.

Je conçus le mépris le plus absolu pour ces misérables gens qui aiment des femmes plus jeunes ou aussi jeunes qu’eux-mêmes ! Je comprenais qu’une fille de dix-huit ans ne pouvait avoir ni une beauté complète, ni une âme absolument éclose, ni un cœur tout ouvert, encore bien moins une intelligence accomplie ! L’ascendant de mon astre m’avait fait rencontrer ces mérites, et à quel degré de perfection, grand Dieu ! Que j’aurais eu d’attrait à raconter ma félicité à la terre entière ! Mais mon serment me retenait vis-à-vis des hommes, sans exception. Alors je le dis aux arbres, aux plantes, aux chevaux, à mes chiens, aux étoiles, aux étoiles surtout, et j’aurais voulu pouvoir sangloter de bonheur sur le cou de la lune !

Chaque jour, Harriet devenait plus tendre et plus affectueuse. Elle voulut savoir ce que j’avais appris. Je lui racontai mes lectures ; je lui exposai mes idées, je tâchai de l’intéresser à mes préférences, et l’attention avec