Page:Gobineau - Les Pléiades, 1874.djvu/52

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

et elle m’avoua, une fois, que ce qui ne servait à rien ne l’intéressait pas. Elle tenait le Camoëns ouvert sur une table et nous lisions :

E, tu, Padre Oceano, que rodeas
O mundo universal e o tens cercado,
E com justo decreto assi permittes
Que dentro vivam so de seus limites…

« Et toi, père Océan, qui entoures le monde et, de toutes parts, le tiens enserré, et, par un juste décret, permets aussi que je vive en dedans de ses limites. »

Elle m’apprenait à prononcer cette langue si noble dans les pages enflammées du vainqueur de Diu, si jolie à contempler des yeux, et qui, dans sa bouche, me semblait le plus délicieux des gazouillements, et, un jour qu’elle tenait le volume sur ses genoux et me faisait répéter une partie du sixième chant, que j’avais voulu apprendre par cœur, j’étais assis vis-à-vis d’elle, tout près et presque à toucher les plis de sa robe ; j’étais là, la tête basse, mes cheveux tombant comme un voile sur mon visage que je désirais lui cacher, et, quand j’arrivai à la stance cent quatre et que j’eus dit ces deux vers :

Ella che prometteo, vendo que amavam
Sempiterno favor em seus amores…

« Elle lui promit, voyant que j’aimais, une faveur éternelle dans ses amours… »

je m’arrêtai.

— Avez-vous oublié le reste ? me dit-elle.

— Non, répondis-je, et si faiblement que je ne sais si elle m’entendit. En tout cas, elle se tut à son tour,