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linge. Le moment est arrivé de vous dire qu’elle était médiocrement jolie et plus âgée que moi de quelques années ; mais une distinction extrême donnait du prix à toute sa personne. Sa figure, un peu maigre, était expressive à un degré souverain ; elle avait de la dignité, et je ne m’étais nullement trompé, au premier abord, en lui trouvant de la grâce. Je crois qu’elle n’aurait pas eu de grâce, que toute distinction lui eût manqué, et que ses yeux noirs admirables eussent été les plus insignifiants du monde, que j’en serais toujours devenu amoureux, par la raison que j’avais dix-huit ans, que mon cœur était affamé, que mademoiselle Sylvia, avec toutes ses perfections sublimes et ses bontés infinies, ne me suffisait pas du tout, et qu’enfin, raison sans réplique, je ne connaissais absolument pas d’autre femme. Je fus donc transporté au plus éthéré des sphères célestes pendant que j’allais d’une chambre à l’autre, distribuant le contenu des malles, suivant les indications de l’ange qui venait de descendre au milieu de ma vie.

J’ai appris, depuis ce temps-là, que c’est une règle tracée en caractères ineffaçables sur les douze tables d’airain de la nature, qu’il n’est permis à aucun adolescent de s’éprendre pour la première fois d’une femme, si elle n’est pas son aînée. Je ne saurais dire la raison de cette ordonnance ; mais la loi existe, elle est impérieuse, et, sans m’en douter, j’y obéissais. Quoi ! sans m’en douter ? J’en étais tellement loin, que je m’imaginai cette circonstance comme une des plus remarquables de ma destinée, et j’y vis un dernier trait par la grâce duquel j’achevais de me singulariser au milieu du troupeau des humains, de sorte qu’au lieu d’en concevoir le moindre souci, quant à la légitimité de ma passion, j’y vis, au contraire, une raison de plus, une raison flatteuse pour m’y abandonner