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pauvre enfant n’avait eu guère d’occasions de conquérir des cœurs. Outre que le ciel l’avait créé assez laid et d’une timidité outrée, il passait sa vie depuis l’âge de dix ans à croiser sur toutes les côtes de l’Inde. De son existence entière, il n’avait dit trente mots de suite à une femme européenne. Pourtant il lui était arrivé ce qu’il considérait comme une aventure. Étant tombé amoureux, à Madras, d’une native de douze ans, extrêmement jolie, bien que très-brune de peau et danseuse dans une pagode, il avait entrepris de la moraliser avec quelque espoir de l’amener jusqu’au baptême. Il entrevoyait de grands contentements dans l’exécution d’une pareille œuvre. Par malheur, la néophyte était partie le troisième jour de la prédication avec un conducteur d’éléphants. Tout cela ne pouvait m’apprendre grand’chose. Il n’en est pas moins vrai que Georges Coxe était marqué par la destinée comme devant être mon initiateur dans une vie nouvelle.

Je l’avais conduit un jour à un campement de Mountefiks. Après avoir chassé avec les Arabes, nous rentrions en ville au coucher du soleil, quand, dans une rue étroite, nous fûmes arrêtés par un concours de portefaix chargés de paquets. Nous considérions l’apparence évidemment européenne de ces malles, de ces coffres cloutés, des sacs de nuit innombrables et des caisses de bois chargées de lettres noires, quand, à la queue de la procession, apparut un monsieur, tête vénérable, coiffée d’un chapeau à larges bords, avec de longs cheveux blancs bouclés, une cravate de même couleur, un ample habit noir, un gilet et des pantalons pareils, un clergyman, en un mot, certainement un missionnaire. Il n’est pas rare à Bagdad, ni dans aucune des principales villes d’Asie où existent des autorités britanniques, de rencontrer un fonctionnaire de