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C’est ce que je communiquai à mon ami Georges Coxe, aspirant à bord de l’aviso à vapeur de la Compagnie « Sutledge », en station à Bagdad. Je trouvai quelques inconvénients à lui avouer la vérité pure sur Sylvia, et je préférai lui élaborer une histoire en vertu de laquelle mon héroïne était fille unique d’un major qui, revenant de l’Inde, avait passé chez nous, afin de visiter Alep et Damas. Elle était restée un mois à la Résidence, et ce mois avait plus que suffi pour amener tous les incidents que je lui racontais. Il y aurait eu, en bonne conscience, de quoi défrayer dix ans des amours les plus mouvementés et les plus affairés. Mais Georges Coxe, le brave garçon, était si pénétré de l’exaltation de mes récits, qu’il en pleurait, et je lui avais décrit d’une manière si minutieuse la personne de Sylvia, depuis ses cheveux blonds bouclés et ses yeux bleus mourants jusqu’à ces deux fossettes agréables dont sa joue était caressée, qu’il m’écrivit trois ans après, de Londres, où il était en congé, qu’il avait rencontré ma belle dans le Strand, l’avait suivie, s’était informé de ce qui la concernait, avait appris que, depuis six mois, elle était mariée à un avocat, et il me suppliait de lui pardonner, ce que j’ai fait.

Pour le moment, rien ne pouvant me donner lieu de pressentir une si terrible infidélité, je n’entretenais Coxe que du bonheur de ma passion et des tourments de l’absence. Il me fallait absolument parler d’amour, attendu que je ne pensais pas à autre chose. J’étais charmé de développer mes sentiments, d’abord à moi-même, ensuite à un auditeur qui me faisait l’honneur de les comprendre. Pourtant je n’aurais pas été fâché que mon ami possédât, de son côté, quelque expérience dans la matière, et pût me faire telle communication où j’aurais trouvé de quoi allonger le rayon de mes idées. Malheureusement, le