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hommes d’armes des deux Roses, puritains et cavaliers, généreux jacobites, des squires chassant et trinquant, des fermiers loyaux, des orateurs ardents, convaincus, majestueux, remplissant des accents de leur sagesse les voûtes de la Chambre des lords, ou faisant tressaillir d’enthousiasme les communes profondément remuées. Les livres de Dickens n’existaient pas alors, et, s’ils avaient existé et que je les eusse lus, ils n’auraient pas fait la moindre impression sur mon optimisme obstiné.

Quand j’eus atteint dix-huit ans, un changement sensible s’opéra dans la nature de mon rêve. Jusqu’alors les grands personnages ou les vertueux inférieurs avaient absorbé la somme entière de mes sympathies. C’étaient de ces seules individualités que je peuplais mes forêts, mes bruyères favorites, et je n’apercevais qu’elles dans les salles hautes des manoirs féodaux, aussi bien que dans les chambres lambrissées de chêne de mes bourgeois. Enfin je m’étais intimement lié avec Ivanhoe, Gurth et Robin Hood ; je ne m’étais pas encore aperçu de la présence de Lady Rowena.

Je commençai à y songer, et ce fut ainsi que je sortis du domaine expérimental de l’histoire positive, pour compléter mon éducation par un cours de métaphysique.

Je me demandai, avec un intérêt que chaque jour faisait croître, ce qu’au fond signifiait cet attrait singulier dont les femmes paraissaient être douées, et qui déterminait chez les Européens une explosion de sentiments si étranges. Le seul besoin de la propagation et du maintien de l’espèce humaine ne requérait pas tant d’appareil. Je voyais assez comment on s’y prenait autour de moi pour parer à ces nécessités. On épousait une fille de bonne maison ou bien on achetait une esclave au marché ; dans les deux cas, on claquemurait son acquisition dans un harem, d’où un en-