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père, homme, d’ailleurs, peu sensible aux impressions de la nature, et conséquemment médiocrement descriptif, j’avais composé des fonds de tableaux qui se perfectionnèrent graduellement par la contemplation assidue des dessins, des gravures, des peintures, amenés sous mes yeux par le hasard, et ce que j’appelais avec exaltation ma bonne fortune, de sorte que, non-seulement le peuple anglais était le premier des peuples, mais l’île de la Grande-Bretagne était aussi la plus pittoresque, la plus imposante et la plus délicieuse des régions habitées.

Je n’ai pas besoin de vous dire qu’avec une pareille tournure d’esprit, je lisais beaucoup, et ce que je lisais de conforme à mes préoccupations se gravait dans ma mémoire et faisait gagner en précision les formes de mon univers. Si j’étais né à une époque où les enfants n’avaient pas sous leurs mains la foule de livres qu’on y met aujourd’hui, je l’avoue, je ne sais quel homme j’aurais pu devenir. Je suis uniquement un produit des livres ; j’ai vécu dans eux et par eux. Je n’avais pas sept ans que tout ce que j’éprouvais me venait du papier et de l’encre. Il est probable qu’en l’absence de cette nourriture si adéquate à mon tempérament, je n’aurais jamais acquis un degré de vitalité intellectuelle quelconque. Je dois donc bénir mon heureuse étoile d’être ainsi apparu au milieu d’un monde propre à me sustenter. Mais, pour revenir à l’examen de moi-même, sachez que, de toutes mes lectures, livres d’histoire, romans, romans surtout (dévorés, dès mon plus jeune âge, avec une faim insatiable), conversations avec mon père, questions sans fin dont je poursuivais mes compatriotes, il était résulté que je ne voyais de l’Angleterre et de la vie anglaise, et que je ne voulais en voir autre chose, que le poëme, et nullement la réalité. Ce n’étaient pour moi que chevaliers normands,