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patriotique dont je fus graduellement saisi. L’Angleterre, c’était moi ; puis c’était un rayonnement qui, sortant de ce point central, englobait ma famille et les miens ; ensuite, me transportant en imagination au sein de nos domaines héréditaires, que je n’avais jamais vus, je me figurais nos fermiers, nos tenanciers, et je les entourais d’un véhément amour. J’entrais dans leurs cottages tapissés de lierres ; je les voyais, je les connaissais, eux, leurs femmes, leurs garçons, leurs filles, jusqu’aux marmots de cinq ans dont mon imagination amoureuse des détails et puissante à se les exprimer, me montrait les mains tendues vers le goûter distribué par la ménagère, et rien ne m’échappait du mobilier rustique de la chaumière comme du luxe somptueux du château. Les souvenirs d’enfance demeurés dans la mémoire de mon père m’étaient d’inestimables archives dont je demandais sans cesse à connaître les moindres minuties. Je savais le jour où cinquante ans en ça, le palefrenier James avait cassé la lanterne de l’écurie, ce qui avait déterminé chez le sommelier Ford une horrible explosion de colère, et ce qui s’en était suivi. Sur ce thème, je ne me lassais pas d’appliquer des méditations profondes.

À la famille, à ses dépendants, je rattachais les gens du comté, de proche en proche, les habitants des trois royaumes se trouvaient rassemblés au complet dans ma tête sous les rayons caressants d’une sympathie, la plus affectueuse, la plus tendre, la plus passionnée que l’on puisse imaginer.

Le pays habité par cette race heureuse, par cette nation d’élite, ressemblait prodigieusement au paysage que je m’étais fait du Paradis terrestre. En tout cas, elle n’avait rien, absolument rien de commun avec la contrée éclairée autour de moi par le soleil asiatique. Des récits de mon