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la jouissance matérielle, et voici où elle a conduit les hommes : ils croient maintenant, ils croient fermement ; leurs pieds reposent sur un terrain solide, et, désabusés du mysticisme, de la foi au surnaturel, de la poésie du cœur, des grandes visions apocalyptiques de la pensée, ne feignant plus même de chercher les fraternelles étreintes d’une liberté de convention, ils conçoivent une organisation dans laquelle les peuples, bien nourris, bien repus, bien vêtus, bien logés, formeront un vaste, un immense troupeau de bétail, admirablement dirigé, entretenu, engraissé d’après les règles les plus savantes, et seront menés de haut par des pasteurs tout-puissants, devenus des dieux mortels auxquels on ne pourra pas répondre, contre lesquels il sera insensé de discuter, qui auront tous les droits, qui appliqueront toutes les disciplines, et que devront bénir d’un hosannah perpétuel les générations de brutes entretenus par leurs soins. Je ne sais si ce thème réussira, ou, plus sincèrement, je le crois impraticable. Le monde en a eu déjà quelques spécimens dans l’antique Égypte et sous le sceptre des Incas ; mais il a fallu, pour rendre possible l’application de pareils systèmes, des populations homogènes de peuples enfants, et l’Europe moderne contiendra toujours assez de sang bouillant, impatient, généreux ; l’imposition définitive d’un régime aussi stupéfiant n’est donc pas possible. Ce qu’on en verra, ce seront des essais ; les essais avortés mènent aux luttes, les luttes au sang, et le sang, versé de cette manière, à la plus sauvage et à la plus dégradante anarchie.

— C’est ce que je pense, s’écria Nore. Tout sera inutile, sauf la fabrication permanente et assidue d’expédients qui introduiront des moments plus ou moins courts de paix et de repos dans le grand corps malade du monde européen. Les hommes d’État ne seront plus que des manuten-