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sans qu’il existe un moyen humain de les tirer de la fange. En conséquence, il conclut que, devant des évolutions si fatales, tout intérêt s’évanouit et qu’il n’est que de laisser faire, se garantir, toutefois, d’être écrasé par les soubresauts irréguliers, fréquents dans ces lourdes machines. D’un autre côté, je possède un autre conseiller, lequel professe que, par des moyens d’éducation, par une application constante à faire pénétrer certaines lumières dans les masses les plus nombreuses, les plus opaques, les plus ténébreuses de l’ordre social, on arrivera, à la longue, à modifier tellement leurs instincts, que le règne de la vertu s’établira sur la terre. Il n’y aura, dès lors, plus besoin de compression ; les lois seront des liens fragiles, mais personne ne songera à abuser d’une liberté immense, et quelque chose de doux et de pur comme les sentiments du pays d’Utopie éclairera la vie terrestre.

— Je conçois que deux alternatives aussi différentes vous tiennent en perplexité, répondit le prince, mais je crois remarquer encore un point assez significatif. Il y a une vingtaine d’années, tout le monde se plaignait de vivre une époque de doute et de cruel examen. On estimait que rien ne restait solide au fond des consciences. L’existence de Dieu, les différentes variétés de foi religieuse se rattachant à ce dogme, le mérite relatif des constitutions d’État, la monarchie, la république, ne trouvaient plus que des croyants distraits, et une mélancolie universelle envahissait, disait-on les âmes dévoyées. Byron fut le poëte de cette débilité ; Shelley en était le fanatique. Au fond, je ne crois pas que l’on ait bien vu ce qui se passait. Le monde se détournait de l’idéal, sans doute, mais pour se donner de plus en plus à la vie positive, et, tandis qu’on se plaignait de n’avoir plus de guide, on en suivait un fidèlement ; c’était la passion de