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Le dîner de cour n’eut rien de remarquable. Le prince se montra très-affable, mais surtout prince, inspiré par cette idée qui lui prenait souvent de maintenir la distance. Dans cette préoccupation, il ne remarqua pas la saveur de l’esprit de Laudon et ne fut pas touché de l’originalité de vues qui marquait la personnalité de Nore. Celui-ci, même, l’inquiéta, en ce qu’il le sentit capable d’oublier un peu, dans le fond, non dans les formes, l’autorité de la parole souveraine, et cette sorte de crainte le maintint sur une défensive peu propre à lui laisser goûter le mérite de son hôte anglais. Il ne faudrait pas en prendre une trop mauvaise opinion de Jean-Théodore. La conversation fut assez maigre avant, comme pendant et après le dîner. Le papotage ordinaire des demoiselles d’honneur et des aides de camp resta la note dominante, et, quand la cérémonie fut au bout, et que Nore et Laudon se trouvèrent chez le professeur, assis dans de bons fauteuils, ils s’estimèrent infiniment plus à leur aise, et même en veine de sarcasmes auxquels le vieux Lanze s’empressa de couper court.

— Vous ne connaissez pas celui dont vous parlez, leur dit-il, et vous ne savez pas davantage quelles peuvent être les circonstances de toute nature qui opèrent sur lui pour le gâter. Vous arrivez dans un mauvais moment. Par des raisons inutiles à énumérer, le prince n’est pas lui-même. La crise passera et alors vous le jugerez mieux.

Ainsi parla le philosophe, et, comme si le hasard eût tenu à venir à son aide, Laudon, le lendemain, étant allé se promener seul dans les jardins du palais, à une heure fort matinale, pendant que Nore écrivait des lettres, se trouva, au détour d’une allée, face à face avec Jean-Théodore qui fumait un cigare d’un air assez ab-