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votre mémoire, la liste des gens que vous connaissez de près ou de loin. Verriez-vous de la difficulté à admettre qu’en Europe, seulement, il peut se trouver environ trois mille à trois mille cinq cents cerveaux bien faits et cœurs bien battants ?

— Votre calcul me paraît fortement exagéré, objecta Conrad Lanze.

— Peste ! s’écria Laudon, et tous les millions qui restent, qu’en faites-vous ?

— Ce que j’en fais ? répliqua Wilfrid, et sa voix prit le mordant de l’invective ; ce que j’en fais ? Mais regardez plutôt ce qu’ils font d’eux-mêmes ! Tenez, allons à la fenêtre : je vais vous les montrer.

Il avait la tête montée ; il ouvrit la croisée toute grande et s’avança sur le balcon, où ses deux amis le suivirent. Tous trois s’accoudèrent, les bras croisés, sur la balustrade de fer. Leur dîner, leurs entretiens, leurs discussions avaient duré longtemps ; il était près de minuit. Tout était calme ; la terre dormait. Les eaux du lac, striées de bandes lumineuses, ondoyaient sous la lumière nocturne.

— Je voudrais, dit Wilfrid en serrant les dents et parlant à voix basse, je voudrais qu’au lieu de cette scène de repos nous puissions voir ici à plein, des yeux du corps, les royaumes du monde et leurs magnificences. Mais regardons-les des yeux de l’esprit. Contemplons ces multitudes qui grouillent et s’amassent, pomponnées, ornées, parées ou en guenilles. N’excluons personne. Reconnaissez-vous la barbarie toute pleine, non pas cette barbarie juvénile, brave, hardie, pittoresque, heureuse, mais une sauvagerie louche, maussade, hargneuse, laide et qui tuera tout et ne créera rien ? Admirez, du moins, sa masse ! Sa masse, en effet, est énorme ; admirez la belle ordonnance de sa division en trois parties ; en tête, la