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— Pas du tout.

Il fit bonne contenance, mais il souffrait. Il se domina pourtant, prit la main de Sophie, et, avec un sourire qu’il voulut rendre gai, il lui demanda :

— Pourtant pas moins qu’il y a un mois ?

— Si, peut-être moins.

Elle accompagna ces mots d’un regard glacé.

Conrad devint pâle et se sentit profondément atteint. La comtesse continua :

— Quittez-moi ; je vous fais mal, c’est inutile. Je serais incapable en ce moment de vous donner la moindre consolation.

— Viendrai-je ce soir ?

— Non, je vais au théâtre. Je l’ai promis à la marquise Balbi. Je veux causer avec son frère. Qu’avez-vous ? êtes-vous jaloux ? que prétendez-vous ? dites ? Si vous devenez, tel, je vous en avertis, vous me serez odieux avant longtemps.

Conrad prit son chapeau et se dirigea vers la porte. Là, il s’arrêta, hésita un instant, puis revint vers Sophie et lui tendit la main. Elle lui donna froidement la sienne.

Il partit. La tête lui tournait ; tout l’enchantement avait disparu. Une ou deux fois, il fut sur le point de tomber sur les pavés et se retint aux murailles. Les passants circulaient à côté de lui emportés par un tourbillon ; il ne distinguait rien ; il ne discernait rien, il était comme au milieu d’un monde absolument différent de lui et étranger à ses sens comme à son cerveau. Il rentra, resta accablé pendant plus d’une heure. Il ne pensait pas, il souffrait. Ensuite, il sortit de nouveau, poussé par cet instinct qui porte les malades à changer de place, comme si leur douleur en pouvait diminuer. Il eut l’idée d’entrer au théâtre, mais il n’osa pas ; il eut peur :