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incomparable, descendu d’une sphère supérieure ; qu’elle allait y remonter et que c’était un grand malheur pour notre planète. Ils se dirent enfin bonsoir, et allèrent se coucher, l’âme dans un triste état.

Au milieu de la nuit, vers trois heures du matin, Gennevilliers fut réveillé en sursaut. Il s’assit sur son séant et écouta, ne sachant trop ce qui le tirait de son sommeil. C’était une musique éclatante. Une voix prodigieuse de force et d’éclat, dirigée par la science la plus consommée, chantait un psaume de Marcello en s’accompagnant sur le piano d’une façon qui eût fait honneur à un maître.

— Conçoit-on, se dit mentalement Gennevilliers, qu’il existe des gens capables de pareils caprices à de pareilles heures ? Ce doit être un Anglais ! Et cette pauvre femme, qui n’a plus besoin que de repos et de silence ! Je vais parler à cet homme !

Il s’habilla à la hâte et se mit en devoir de descendre à la salle commune ; mais, en passant devant la porte de l’appartement de madame Tonska, il entendit que c’était là qu’on jouait et qu’on chantait.

— Qu’est-ce que cela signifie ?

Il resta un moment dans la stupeur ; puis il se dit :

— Elle use ce qui lui reste de force nerveuse. Je ne dois pas le souffrir.

Il frappa à la porte. Lucile lui ouvrit.

— Qui est au piano ? demanda-t-il avec l’autorité d’un exécuteur testamentaire.

— C’est madame la comtesse, répondit la jeune fille.

— Elle se fait horriblement mal !

— Elle se tue, répliqua Lucile.

— Permettez-moi d’entrer ! Je dois empêcher cette folie.