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régnait sur l’âme d’un galant homme et la régentait en qualité d’idole, ce qui voulait dire qu’elle était jolie, aimable, séduisante et pourvue de tout ce qui peut inspirer des folies ; de l’autre, elle contenait les flots, tempérait les flammes, brisait le souffle des tempêtes par l’autorité de son aspect immaculé. Et ce n’était pas encore tout. Il y avait un dessous, un dessous à secret, dont on ne connaissait pas bien soi-même tous les recoins.

Dans ce dessous, s’amusait d’une manière innocemment ironique, ou mieux, ironiquement innocente, un tout petit instinct, dont les traits, comme ceux d’un bébé charmant, n’étaient pas nettement formés. Ce petit instinct, gracieux, un peu cruel, mais si jeune, si faible, en vérité, ne méritait, pour ces raisons, aucune réprimande. Puisqu’il faut s’expliquer, Lucie souriait en elle-même de ce qu’Henri ne s’apercevait pas de l’amour qu’elle inspirait ; Lucie jouissait surtout de cette imperceptible perfidie, quand elle entendait son mari ordonner à l’avance ce que ferait ou ne ferait pas Laudon d’après ses sages avis.

— Si je le veux ! murmurait-elle bien bas.

En quelques rencontres, elle avait opposé, sans en avoir l’air, son autorité à celle du prudent Gennevilliers, et, au grand étonnement de celui-ci, et à son grand triomphe à elle, Laudon n’avait pas bougé de place.

En conséquence de tout ceci, Lucie agréait assez celui qu’elle considérait comme sa victime, et, afin de faire d’une pierre deux coups, elle avait conçu le projet de le marier à une de ses cousines à qui elle portait un certain intérêt. Cette cousine était une bonne petite personne, peu jolie, pas spirituelle, bien née, riche, sachant lire, écrire, compter, ayant appris par cœur une histoire sainte arrangée, une histoire de France composée et quelques extraits châtiés des poëtes et des prosateurs