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conséquences de cette situation. Lucie s’ennuyait donc spécialement, et, sans y rien comprendre, souffrait du vide dans lequel elle était plongée. Elle n’éprouvait d’enthousiasme pour rien et n’admettait guère un pareil état de l’âme. C’est un grand malheur, quand un tel énervement devient ordinaire dans les hautes classes d’une nation, car, généralement, les femmes y résistent en dernier ; si elles y succombent, c’est que tout est perdu. Alors, une existence paisible, entortillée aussi complétement que faire se peut dans les langes du petit luxe, elles n’imaginent plus rien au delà ; elles voilent le tout dans la gaze impalpable d’une religion modique, où l’on ne risque pas de se fourvoyer, puisqu’on ne fait qu’obéir, et, dans ce nid peu bruyant, on berce, on empâte, on endort les hommes déjà assoupis et qui ne demandent pas mieux que de l’être davantage.

Lucie, après son mari et ses enfants, voulait du bien à ses amis, et, parmi ceux-là, elle distinguait assez Laudon. Tandis que Gennevilliers était flatté de trouver en lui un élève, elle, de son côté, ne l’était pas moins de se connaître un admirateur marchant à sa suite, dont elle était certaine de n’avoir jamais rien à craindre. Il ne lui avait jamais rien dit, on le sait, d’un sentiment dont elle eût repoussé hautement l’aveu ; mais, dans son for intérieur, elle s’affirmait à elle-même que des adorations très-vivaces existaient de ce côté-là. Elle n’en était pas fâchée. Comme elle savait bien que son mari ne lui avait jamais porté plus d’amour qu’elle n’en avait eu pour lui, elle ne se faisait pas scrupule, au contraire, elle était secrètement ravie d’avoir fait naître et, par conséquent, mérité un culte que le respect maintiendrait éternellement dans le silence, mais qui était fort exalté !

Ainsi, elle triomphait doublement ; d’une part, elle