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en était fière. Cette façon de réduire en axiomes bien construits ce qui était dans toutes les bouches, lui semblait de l’érudition, et elle s’estimait heureuse d’être unie à un homme qu’on ne contredisait pas.

Mais on se tromperait si l’on allait croire qu’il existât ici de l’amour. Jamais rien de semblable ne s’était montré chez eux, ni avant ni depuis leur mariage. Ils avaient associé leurs fortunes et leurs situations d’un plein consentement et sur l’avis et l’incitation des deux familles. Ils auraient eu grand tort de s’en repentir et s’en gardaient bien ; toutes les combinaisons prévues s’étaient jusqu’alors admirablement réalisées. Gennevilliers avait hérité d’un oncle et Lucie d’une tante, et de belles successions se préparaient encore des deux côtés sans encombre probable. Les deux époux ne se gênaient pas ; ils ne se taquinaient pas. Ils avaient les mêmes goûts, les plus inoffensifs du monde. Faire des visites, en recevoir, être à Paris l’hiver, l’été dans quelqu’une de leurs terres, puis en voyage, ils n’imaginaient rien d’autre ; dès lors, ils se trouvaient bien ensemble, et se préféraient mutuellement à tous les hommes et à toutes les femmes de leur connaissance, qui, d’ailleurs, vivaient exactement comme eux, renfermés dans les mêmes horizons. La passion, l’emportement, le trop, en quoi que ce fût, on ne savait ce que c’était dans cette vertueuse maison, et l’amour c’est le trop.

En revanche, il faut aussi l’avouer, on s’ennuyait quelquefois. Ordinairement, on languissait ; c’est le lot du bonheur moderne, et y rien changer serait impossible. Quelque chose de fort et de bruyant doit être mêlé à la vie, si l’on veut qu’elle ne devienne pas atone. Quand les Romains avaient à se garder des Samnites, des Sabins, des Osques, des Umbres, et défendaient contre ces voisins