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est vrai, mais il voyait moins Florence que le milieu éclairé par sa joie, et il se fût trouvé dans les campagnes de la Beauce, qu’assurément il eût prêté à leur monotonie vulgaire un charme et une majesté suprêmes. Nore se répétait :

— Être heureux, ce n’est pas grand’chose, mais sentir qu’on est la félicité de ceux qu’on aime ! Être assuré que ce qu’ils veulent c’est vous, et que vous leur êtes tout !… Quelles machines bizarres que les hommes ! Ils ont l’air d’autant de boîtes fermées et isolées, et il n’est pas un sentiment en eux qui ne soit cramponné à l’intérieur de quelqu’un d’autre. Si je me cassais le cou ou me laissais choir dans la rivière, je ne tuerais pas que moi seul !

Il se mit en quête de Lanze, et trouva sa demeure sans trop de peine. La rencontre fut des plus agréables à tous deux ; mais Nore s’aperçut vite de la mélancolie sombre qui dominait l’artiste.

— Quel genre de vie menez-vous ici ? lui dit-il.

— Je ne vois personne et je travaille.

— C’est un mauvais système. La solitude produit la fièvre et la morosité ; ces deux dames, à leur tour, mettent au monde des fantômes. Qui jamais eut un tempérament plus vigoureux que Michel-Ange ? Il a fini par ne plus concevoir que des créatures écorchées, des titans lançant des coups de pied dans le vide et honnissant les spectateurs qui ne leur avaient jamais rien fait. J’aime mieux Raphaël et sa sociabilité ; j’aime mieux la sérénité des maîtres du moyen âge ; ils ne s’isolaient pas comme des hiboux, et vous n’oseriez condamner Phidias et Praxitèle ; ceux-là passaient leur vie sous les portiques, dans le stade, aux gymnases ou sur la Voie Sacrée, causant et riant avec les philosophes, les éphèbes, les jeunes filles, les bouquetières, les âniers et les marchandes d’herbes. Un livre qui n’est