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parcimonies. Quand je rêve, il est possible que je me laisse emporter un peu plus loin, et peut-être pourrais-je vous suivre ; mais quand j’agis, alors, Wilfrid, je le sais trop, je suis méticuleuse, timorée, et je ne peux plus, malgré ma bonne volonté, cesser de pratiquer ce que j’ai dû apprendre et mettre en œuvre durant tant d’années, pour que mon père, Georges et moi-même, nous pussions vivre. Je déplore mon défaut et le juge d’autant mieux que, depuis quelque temps, il est devenu inutile, même dommageable à moi et aux autres ; pourtant, le pli persiste et je ne parviens pas à le défaire. Non ! en cela d’abord, en mille autres choses ensuite, nous ne nous convenons point. Croyez-moi, ne cherchez pas l’impossible, ne poursuivez pas ce qui ne vaut rien pour vous. Vous m’avez rendue très-heureuse ! J’ai peut-être tort de l’avouer ; j’ai eu plus tort encore de le sentir. Arrêtons-nous, Wilfrid, et craignons d’aller plus loin.

— Êtes-vous décidée ? s’écria Nore.

Il parut si sombre, et son visage laissait éclater un chagrin si manifeste qu’Harriet s’en effraya :

— Êtes-vous bien décidée ? continua-t-il pendant qu’elle le regardait fixement ; dans ce cas, je ne vous presserai pas davantage ; mais je ne saurais recevoir une blessure sans la rendre.

— La rendre ? À moi ?

— À quiconque me touche. Tenez, comprenez votre châtiment : je vous jure, par ce qu’il y a de plus sacré au monde, que, vous considérant comme ma femme, malgré vos refus insensés, jamais, non, jamais, je ne demanderai à aucune autre…

— Pas de serments ! dit-elle en lui mettant la main sur la bouche, pas de serments ! Vous me soumettez à une étrange peine. Je n’eusse jamais supposé qu’une pareille