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le suis à demeure, et ce n’est assurément pas plus effrayant pour ceux vis-à-vis desquels je m’engage que si j’avais la passion effrénée de jouer à Bourse ou de trier ma future compagne parmi les héritières. Prenez-moi comme je suis, assurée de la droiture de mon intention ; je ne peux pas vous tromper, je ne vous tromperai jamais, et… ne pleurez pas, ma chérie, et répondez-moi que vous me voulez bien !

C’était vrai ; des larmes coulaient doucement sur les joues d’Harriet, ce n’étaient plus des larmes douloureuses. La pauvre fille se sentait envahie par un bonheur qu’elle n’eût jamais cru possible. C’était une sensation puissante, forte, ravissante, assurément la même que celle dont les demi-dieux étaient pénétrés, quand, saisis par l’aigle céleste de l’Olympe, ils voyaient devant eux l’éternelle Jeunesse leur verser l’ambroisie ; le breuvage sacré, en coulant dans leurs veines, divinisait leur être. Être aimée ! quel mot pour une âme vivante ! Elle se sentit forte et répondit :

— Je vous crois ; on croit ce qui plaît, et d’ailleurs comment me défier de vous ? Mais, mon ami, je vous l’assure, le bonheur me vient trop tard ; je n’ai ni la force ni la volonté de le prendre. Je ne saurais plus qu’en faire ; je suis tellement accablée par celui que vous me donnez qu’en vérité je ne pourrais en recevoir davantage. Songez qui je suis et ce que je suis ; comment jamais devenir la femme de Wilfrid Nore ? J’espère, il est vrai, que mon cœur s’est maintenu un peu en dehors des mesquineries de l’existence à laquelle j’ai dû me soumettre ; mais, pourtant, mes habitudes s’y sont pliées ; je suis bien naturellement la fille d’un pauvre missionnaire des Indes ; j’en ai, dans la vie de tous les jours, et les idées, et les mœurs, et les précautions, et les prudences, et les