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et le son pénétrant de cette voix, qui la remplissait d’émotion et l’attirait hors de toutes ses volontés !

— Que vous êtes resté romanesque, Wilfrid !

— Romanesque ! Pourquoi ? Suis-je moins un homme parce que je vous semble différent du modèle sur lequel sont taillés mes contemporains ? Qu’y a-t-il de commun entre eux et moi ? Romanesque ! Parce que je ne me soucie ni de leurs grandeurs, ni de leurs bassesses, ni de leurs distinctions, ni de leurs humiliations, ni de leurs élections, ni de leurs moyens de faire fortune, ni de leurs fortunes même, ni de leurs déboires ! Je serais romanesque si, concevant mes désirs d’après une imitation puérile, j’y mêlais les choses de la vie commune, sans cesse préparé à abandonner ce qui ne serait que des rêves pour des réalités banales, dont je n’aurais ni su ni voulu me détacher ; mais, grâce au ciel ! rien de semblable n’existe, et vous le savez bien ! Il se peut que la création, qui jette pêle-mêle bien des germes disparates, se soit trompée à mon sujet, et m’ayant préparé pour un tout autre milieu, m’ait par inadvertance laissé tombé dans celui-ci ; mais, de quelque manière que ce soit, m’y voilà ! Je suis moi et non un autre, sentant à ma manière, comprenant les choses avec mon intelligence propre, et aussi incapable de renoncer à ce que j’ai voulu une fois, d’abandonner la poursuite de ce que j’ai désiré, aussi incapable de me démontrer que j’ai eu tort que de renoncer une heure à respirer l’air ! Certes, Harriet, si je voulais vous oublier, je n’y parviendrais pas, et il me faudrait revenir, repentant, obstiné, à la trace que je n’ai jamais eu le pouvoir d’abandonner ! Est-ce là ce que vous appelez un trait romanesque ? J’eusse pensé, moi, qu’un caractère viril devait en être surtout marqué, mais je ne disputerai pas sur les mots ; romanesque, soit ; admettons que je le sois ; du moins, je