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pas un instant à revenir sur le passé, à essayer de rien changer à la position choisie par elle-même, ni à modifier l’affection passive et bien peu attachée qu’elle avait demandée à Wilfrid et qu’elle acceptait seule de lui. Il n’était pas question d’en attendre davantage. Mais elle, qu’allait-elle éprouver ?

Réfléchie et prudente, elle connaissait l’étendue entière du péril ; elle avait peur. Dans certains moments, elle eût préféré ne jamais revoir son amant et se contenter de vivre avec le passé, et ce que les lettres du jeune voyageur lui apportaient encore des parfums chéris. Dans d’autres heures, elle se disait :

— Hé bien ! je souffrirai ; que fais-je autre chose ? Un peu plus, un peu moins… Je l’aurai revu !… Il sera indifférent ; non pas froid… moins que froid… indifférent ! Il ne se demandera pas même si, par un hasard, je ne l’ai pas trompé ; si ce cœur ne l’aime pas toujours, fidèlement, sans espérances ! sans désirs, sans volonté de rien recevoir, oh ! mais toujours !… il ne se demandera rien de semblable !… Il me parlera d’autres personnes, de personnes qui lui sont plus que moi, comme il le fait dans ses lettres… Lady Gwendoline est si jolie !… Pauvre Harriet !… Oui, mais il sera devant moi, assis, là… devant moi… il me parlera… j’entendrai le son de sa voix… je verrai ses gestes… Que l’homme qui a succédé à l’adolescent doit être… Ah ! folle que je suis !…

Et en effet, d’avance, elle le voyait ; les yeux fixes, la tête inclinée, elle le voyait, le regardait, l’entendait. Cette façon dont elle avait vécu depuis six ans… vécu !… ah ! plutôt dont elle mourait, était une sorte d’extase qui, en ce moment, redoublait d’intensité.

Enfin, de quelque manière qu’elle prît ce que son