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assurée, par un examen réfléchi, que cette nature, faut-il l’avouer ? n’existait pas ; car le lieutenant de Schorn, lui-même ! elle en avait été le témoin ! avait causé et ri avec un de ses camarades, un jour, au théâtre, pendant la plus belle scène de la Marie Stuart de Schiller, et au moment où, les yeux pleins de larmes, elle s’était tournée vers lui et l’avait regardé, afin de trouver une émotion amie qui répondît à la sienne, le lieutenant de Schorn ne s’était-il pas penché vers elle et ne lui avait-il pas dit, avec l’accent de la jovialité la plus vulgaire : « Regardez donc, mademoiselle, le nez de ce monsieur dans la loge en face ! » — Non ! c’en est fait ! les hommes n’ont pas de cœur !

Sans qu’elle s’en rendît aucunement compte, mademoiselle Liliane avait un idéal de héros irréprochable qui ressemblait assez aux chevaliers en sucre candi exposés dans la boutique du confiseur de la cour. Probablement, l’habitude de voir ces chefs-d’œuvre de l’art, chaque fois qu’avec son père ou quelqu’une de ses amies elle allait prendre du chocolat chez le suisse, avait influé graduellement sur son imagination. Il est certain que les admirables tournures de ces statuettes, leurs cheveux en caramel, leurs visages en pâte de dragées, leur attitude fière, qui ne diminuait en rien ce qu’il y avait de délicieusement sucré et de foncièrement parfumé dans leur personne, ne laissaient pas que d’exprimer, pour une intelligence élevée et une âme d’élite, une quantité de perfections supérieures, et tellement au-dessus des convenances de l’humanité, qu’on ne saurait s’étonner si elles ne sortent pas plus souvent du moule à confitures pour s’incarner dans la forme d’un homme véritable. Il paraît qu’autrefois il y a eu réellement de pareils êtres ; M. de Florian a constaté leur existence sous le règne heureux de Numa