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— Je vais rejoindre mon mari, dit-elle.

— Votre mari ! Il fut stupéfait.

— Oui, cette parole doit vous surprendre. Cet homme, qui ne m’a épargné aucune douleur, aucune humiliation, je suis à lui, pourtant, Théodore, et je quitterai pour lui le meilleur, le plus délicat, le plus chevaleresque des amis ! Vous devez estimer, vous, tout ce qui sort du sentier commun et savoir que plus une tâche est difficile, plus aussi elle s’impose à des consciences comme les nôtres.

— Je ne comprends pas un mot à ce que vous me dites ! s’écria enfin le prince, et je vous supplie de vous expliquer. Depuis quand votre mari a-t-il un droit quelconque sur vos résolutions ?

— Depuis qu’il a atteint le fond de l’abîme où ses vices et ses erreurs l’ont précipité. Vous savez que, pour certaines raisons inutiles à vous rappeler, il avait été exilé de Pétersbourg, il y a un an, et envoyé comme major à l’armée du Caucase. Ce châtiment ne l’a pas corrigé. Il a continué son genre de vie. Il a joué, il a perdu, il a forcé la caisse de son régiment, il a dissipé ces dernières ressources.

Appelé en présence du général pour rendre compte de sa gestion, comme il était ivre, il a insulté son supérieur. Celui-ci, généreusement, a cherché à étouffer l’affaire. Il a nié ce que chacun savait ; mais, comme le scandale était immense, M. Tonski a été envoyé, simple soldat, à la frontière persane. Mon ami, c’est un lieu redoutable ! La fièvre y sévit toute l’année. À peine les tempéraments les plus robustes y tiennent-ils deux ans ; bon gré mal gré, on meurt. M. Tonski le sait. Il m’a écrit ; le repentir le plus amer, la douleur la plus poignante respirent dans cette lettre. Tenez, la voilà, pre-