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les retira de suite, et le considérant avec un sourire douloureux :

— Oui, je vous aime, mon ami, mon meilleur, mon plus cher ami, et si je ne vous en ai jamais donné d’autres preuves que des paroles, croyez-moi…, oui ! croyez-moi ! c’est que j’étais avertie par un instinct infaillible que ce cher lien serait tôt ou tard brisé par la fatalité qui me suit !

— Enfin ! expliquez-vous ! Vous m’effrayez ! Est-ce un caprice ?

— Un caprice ? Je n’en ai pas ! De l’affection, oh ! oui, plein le cœur et pour vous, pour vous seul et toujours, toujours, entendez-vous bien ? Ce sentiment unique me dominera, me conduira, m’aveuglera, fera à la fois mon désespoir et mon bonheur, aussi longtemps que je vivrai !

Jean-Théodore s’assit sur le canapé et prit de nouveau une main qui cette fois ne lui fut pas retirée.

— Au nom du ciel, Sophie, avouez vite ce qui vous trouble ! Quel obstacle si puissant s’élève entre nous ? Quel désastre vous arrache à moi, au moment où j’espérais vous toucher ?

— Le devoir, répondit madame Tonska, d’une voix ferme.

— Quel devoir ?

— Mon ami, ne vous affectez pas ! Vous êtes pâle, agité… Vous me tuez ! J’ai besoin de mes forces. Je suis plus à plaindre que vous !

Elle cacha sa tête dans les coussins du canapé, et de longs sanglots sortirent de sa poitrine. Un moment passa ainsi ; quand elle se releva, elle avait son beau visage inondé de larmes. On peut penser quel était l’état du prince. Il suppliait, il conjurait.