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chapeau à la main et s’avançait avec un sourire respectueux mais contraint, Son Altesse, qui donnait le bras à un gros homme assez commun, lui cria :

— Qu’est-ce que tu fais ici ? Je n’imagine pas que notre despote t’ait chassé du pays pour ton libéralisme ? Tu ne te mets pas dans des cas pareils, ni toi ni ton bonhomme de père ? Tenez, Franier, voulez-vous un type accompli de codin, de réactionnaire, d’ultra, d’aristocrate, d’écrevisse humaine, bref, de cette espèce, quel que soit le nom qu’on lui donne, dont toutes les pensées marchent à reculons ? Laissez-moi, dans ce cas, vous présenter M. Conrad Lanze, fidèle sujet et serviteur dévoué de Jean-Théodore, principicule de Wœrbeck-Burbach ! Conrad, voici M. Symphorien Franier, publiciste du premier mérite, dont le nom ne t’est certainement pas inconnu.

Ce fut précisément parce que ce nom n’était pas inconnu à Conrad, qu’il éprouva un sentiment particulièrement désagréable en voyant le prince en pareille compagnie. Il s’inclina néanmoins, et ôta son chapeau, car, Dieu merci, on a, de tous côtés, vu et éprouvé tant de choses, l’eau bénite s’est trouvée si souvent sans forces, et la flamme de l’enfer a si fréquemment lâché sa proie, que chacun ayant la conviction de ne pouvoir détruire l’autre, si le Saint-Esprit se rencontrait avec l’Esprit malin, tous deux se salueraient.

M. Symphorien Franier offrit un cigare à Lanze qui le refusa, et un autre au prince qui l’accepta, et ce dernier se plaçant entre ses compagnons et les prenant chacun par-dessous le bras, on se mit en promenade.

— Voyons, décidément, Conrad, quand aurons-nous une constitution un peu sensée dans notre pauvre pays ? Ce furent les premières paroles que prononça son Altesse après avoir allumé son trabucco à celui de Franier. Est-ce