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a essayé de vous faire rentrer en vous-même. Vous avez échappé, dis-je, à ces périls avec une adresse qui me fait vous absoudre d’avoir perdu tant d’argent au club sans aimer le jeu.

— Ce petit discours vaut son pesant de persiflage, s’écria Laudon en riant aux éclats, et il est d’autant plus méchant que j’y prête ; mais vous avez tort de me croire incapable de me ressentir de l’amour. Qu’est-ce donc que mon sentiment pour madame de Gennevilliers ?

— Si c’était de l’amour, vous commenceriez par vous en taire ; mais là je retrouve encore une de ces irrégularités qui nous étonnent, nous autres étrangers. Les mots, chez vous, n’ont plus leur sens vrai. Vous n’êtes pas du tout amoureux de la femme de votre ami, et même, comme vous l’expliquez fort bien, vous seriez désolé de l’être. Ce que vous ressentez pour elle, c’est l’affection douce et tendre qu’une aimable personne fait naître, et qui a tous les droits de s’appeler amitié. Mais, justement, vous autres Français, vous avez émis cet axiome : « Il n’y a pas d’amitié possible entre homme et femme. » Ce qui revient à proclamer que tous les messieurs que vous rencontrez dans un salon ont sur la maîtresse du logis, pour peu qu’elle soit jeune, les prétentions les plus étendues, ou, ce qui est beaucoup plus vrai, prétendent se réserver le droit de les avoir s’il leur convient ; on n’use pas de cette prérogative ; ces redoutables séducteurs sont les meilleures gens du monde et, souvent, les amis les plus réels et les plus solides ; mais, que voulez-vous ? Il faut avoir l’air vainqueur, et les bonnes gens répéteront l’axiome national et l’approuveront devant leur victime, très-rassurée, avec une naïveté dont ils ne jouissent pas ; et voilà pourquoi et comment vous êtes amoureux de madame de Gennevilliers.