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CHAPITRE HUITIÈME

Le jeune voyageur anglais, voyant Laudon considérer Lanze d’un air assez triomphant, lui dit avec douceur :

— Seriez-vous disposé à vous formaliser, si j’ajoutais à votre récit biographique un petit bout de commentaire ?

— Personne n’est moins susceptible que moi, et je me livre pieds et poings liés à vos piqûres.

— Mon intention n’est pas de vous martyriser ; seulement, comme je suis étranger, ainsi que vous l’avez remarqué vous-même avec infiniment de vérité, il est naturel que je considère sous un jour qui m’est particulier plusieurs faits que vous apercevez sous un autre, et de là il résulte que ce qui vous paraît rose me semble noir.

— Dites-moi donc votre avis sur moi-même sans plus de préambule, puisque c’est de moi qu’il s’agit !

— Pas du tout ! Il s’agit de l’espèce à laquelle vous appartenez, et nullement de l’individu. Je remarque que le grand pivot de l’existence française roule sur la peur d’être attrapé ; attrapé par les hommes, attrapé par les sentiments, attrapé par les passions. En un mot, vous voulez tous être de subtils personnages auxquels personne ni rien au monde ne saurait en faire accroire. À cet effet, vous trouvez fort à propos d’enlever à l’enfance sa candeur, à la jeunesse sa confiance, à l’âge fait son enthousiasme, et comme, naturellement, étant gens d’esprit et