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tout est dans tout, et que la meilleure cervelle du monde peut avoir la somme de ses mérites pleinement épanouis sans s’être fait chauffer par des soleils différents, je ne suis pas fâché de me mettre au pair avec Lucie et de lui arracher cette supériorité factice qu’elle m’impose. D’ailleurs, j’étais heureux de l’accompagner cette année pendant une partie du chemin. Maintenant, je vais connaître Milan, je me rendrai à Durbach et visiterai, en allant et revenant, ce côté de l’Allemagne ; l’année prochaine, je serai en Égypte, et, sans en rien dire, vous me voyez résolu à pousser jusque dans l’Inde, afin d’avoir le plaisir, le reste de mes jours, d’offrir de temps en temps, à ma persécutrice, une historiette qui commencera par ces mots : « Lorsque j’étais à Bombay », ou bien : « L’usage des habitants de Ceylan est de… ». Par ce moyen, je me mettrai au moins au pair avec elle et je vivrai tranquille.

Je ne sais pas si, vous autres, vous comprendrez qu’avec cet amour, tel qu’il est, je m’estime fort heureux. Il faut savoir que les Français sont de tous les peuples du monde celui qui se contente à moins de frais. Les Anglais, les Allemands, les Italiens vont courir les terres et les mers pour gagner de grosses fortunes. Dans ce genre de turbulence, les Américains tiennent école. Il se peut que ces aventuriers réussissent, mais souvent aussi ils échouent, et, dans tous les cas, la plus grande partie de leur existence se passe à être ballotés d’incertitudes en périls et de périls en chocs violents. Cela leur plaît et nous est odieux. Aussi, nous voyez-vous, dans toutes les classes, constamment soucieux de nous arranger une bonne petite médiocrité héréditaire. Le paysan s’occupe beaucoup moins d’améliorer son sort, en risquant un peu de ce qu’il a, que de trouver une cachette sûre pour y enfouir et conserver son mince trésor. L’homme de ca-