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vécu ; ce n’est pas l’usage parmi mes contemporains ; mais si madame de Gennevilliers n’est pas unique dans son espèce, il faut avouer que notre nation se montre bien admirable encore ! Lucie est jolie à ravir, blanche, fraîche, délicate comme une fleur ; les plus beaux yeux et les plus sincères, les plus candides ! Je ne sais comment je m’y prendrais pour lui dire un seul mot qu’elle ne voudrait pas entendre. Elle s’unit à tout ce que pense son mari et se passionne pour ses idées, non comme une prophétesse qui entraîne, ce qui accuserait beaucoup de force et peu de grâce ; mais comme une ravissante disciple ! Elle est très-élégante dans ses habitudes, dans ses toilettes, dans l’aménagement de sa maison, et un ordre merveilleux règne autour d’elle ; il semblerait que les choses se classent et s’accommodent ainsi toutes seules, par la seule vertu de sa présence. Je ne lui ai jamais vu déployer, si peu que ce soit, la pédanterie de la ménagère. Ses enfants sont doux, paisibles, bien élevés, et elle ne gronde jamais. Quand je dis qu’elle ne gronde jamais, cela ne s’étend pas à moi, qu’elle gronde assez souvent, et elle me réduirait au désespoir si son mari ne venait à mon aide et ne me défendait pas.

Je suis amoureux d’elle, il n’y a pas de doute ; mais comme je serais fâché qu’elle le fût de moi ! Pauvre enfant ! Ce serait le plus grand malheur qui pût nous arriver à l’un et à l’autre ! Je m’arrange de façon à ce que rien de semblable ne se produise, et j’évite avec le plus grand soin de la voir seule, hormis les circonstances où il ne saurait en résulter aucun inconvénient. D’ailleurs, avec sa droiture extrême, elle est prudente, elle connaît le monde, et, je le vois, elle ne veut rien risquer. Mon existence a pris ainsi une direction nouvelle.

Quand je suis à Paris, je passe à peu près chaque soi-