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signer des billets pour une grosse somme. Ces raisons n’empêchèrent pas le duc, l’oncle de Jean, d’entrer dans une sacro-sainte fureur. On s’en prit à moi, comme confident intime du coupable, parce que je ne l’avais pas détourné de cette sottise, et surtout parce que je n’avais pas prévenu la famille. La vérité est que l’événement n’étonna personne plus que moi ; Jean ne m’avait rien confié de ses intentions, et, depuis plus d’un mois, Saute-Ruisseau, prudemment, m’avait, par un billet de l’orthographe la plus précieuse, interdit de jamais mettre les pieds chez elle.

Cette catastrophe, les ennuis qui m’en arrivèrent, ma querelle avec Hautebraye, le dérangement de mes affaires, ce n’était pas encore assez ; il fallut que mon père mourût. J’en éprouvai le plus grand chagrin que j’aie eu de ma vie. C’était le meilleur des hommes, le plus gai, le plus facile à vivre ; toujours amusant et si peu poseur ! Je suis resté, sans le quitter d’une minute, près de son lit pendant les trois derniers jours. Je le vois encore étendu sur ses oreillers, avec cette tête toujours belle, toujours intelligente, si fine, et… ma foi ! C’était un vrai gentleman !

L’avant-veille de sa mort, il me fit signe des yeux de me pencher vers lui. Il ne parlait plus guère et ne pouvait pas élever la voix.

— Louis, me dit-il, on a de la religion ou on n’en a pas. Envoie Poinsot me chercher un abbé quelconque.

Comme il vit que les larmes me gagnaient, il ajouta :

— Voudrais-tu que je finisse autrement que je n’ai vécu ? Suis-je ou non un homme comme il faut ?

J’envoyai Poinsot à la paroisse. Il ramena presque aussitôt un jeune prêtre d’une bonne tenue, que je laissai avec mon pauvre père.

Au bout d’une demi-heure, l’abbé sortit de la chambre