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J’ai vécu, ainsi que je vous le dis, fort paisiblement pendant quelques années. Je ne prétends pas avoir compté parmi les hommes vraiment forts, qui savent réduire les autres à les servir ; en réalité, je n’avais pas besoin d’éveiller en moi de si grandes facultés, n’ayant aucun motif d’en faire l’application ; je ne me vante pas d’avoir tenu le premier rang parmi les illustres, mais je n’ai pas non plus été relégué au dernier ; on me compte ; enfin je suis quelqu’un ; mon opinion a du poids au club, et un cheval dont je parle mal n’est pas coté haut dans les paris, si ce n’est par les entêtés. Si j’avais voulu m’appliquer à quelque chose, à je ne sais quoi, j’ai une vague idée que j’y aurais réussi tout aussi bien que la bonne moyenne des gens ordinaires. Car, vous le remarquerez, je suis absolument libre de tout enthousiasme pour quoi que ce soit au monde ! Je considère hommes, femmes, choses et idées, comme à peu près également indifférents, sauf l’usage qu’on en veut faire, et c’est, à mon sens, un grand élément de triomphe que de voir bien juste et froidement. Il n’y a pas de danger que je m’emporte !

En somme, n’éprouvant rien qui me pressât de me mettre en scène, je n’ai rien fait, et il ne m’est rien arrivé depuis que je suis au monde. J’ai beaucoup examiné, quelque peu réfléchi, point agi. Aller au club, en revenir, quelques déplacements de chasse, tous les ans quelques mois d’habitation chez moi, en province, je ne me vois aucun incident digne de mémoire dans les années qui ont précédé celle-ci. Je n’étais même jamais sorti de France ; à quoi bon ? Paris ne contient-il pas tout ? La fantaisie que je me passe en ce moment, et qui me vaut le plaisir de souper avec vous, est la première de ce genre depuis que j’existe, et je vous dirai tout à l’heure à quelle cause elle doit la naissance.