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dont les gens du monde ont seuls l’usage, elle fournit surtout les moyens d’apprécier les choses à leur valeur véritable et de ne rien surfaire. C’est par là qu’on ôte aux passions ce qu’elles ont d’aveugle et d’entraînant. Vous souriez et pensez que je m’amuse à manier des paradoxes ? En aucune façon, je vous jure ; je parle très-sérieusement, ainsi que vous allez en juger par mon exemple. Vous comprenez à peu près dans quel monde féminin j’étais lancé. Il ne se peut rien voir de plus raffiné. Eh bien ! qu’en résulta-t-il pour moi comme pour mes pareils ? Que, dès notre plus jeune âge, nous avons été bronzés, trempés dans les eaux du Styx et rendus tous aussi incapables de subir les séductions de l’amour que les plus rigides parmi les pères du désert. Le diable qui tenta saint Antoine perdrait avec nous son latin, son grec et même son hébreu, et sa mise en scène et son petit ballet feraient, je vous le jure, un fiasco des plus misérables. Pourquoi ? Parce que nous connaissons les femmes ; toutes les candeurs du monde n’ont rien pour nous séduire, sachant ce qui réside au fond, et notre imagination éclairée a giorno ne nous égare dans les ténèbres d’aucune illusion.

Ce que je dis de l’amour, je le dis du jeu. Fort peu de nos amis se mettent au tapis vert par passion ; je n’en connais même pas de cette espèce ; on joue parce qu’il faut jouer, parce que c’est reçu ; ce ne serait plus reçu que personne ne jouerait, absolument comme, à des époques nécessaires, il est de bon goût de se battre et de bon goût de ne se battre pas. Vous m’objecterez que, chaque année, un certain nombre de pigeons se font plumer. Que voulez-vous que je vous réponde ? Ce sont des idiots, il y en a toujours ; ils se sont laissé attraper ; ils méritent leur sort ; ce dont je puis vous répondre, c’est qu’ils n’ont pas la passion du jeu.