Cette pensée avait à peine effleuré son esprit, que la veuve fut agitée d’un long frisson, car elle comprit aussitôt que les partisans, tombant sans défiance au milieu de ce camp militaire, seraient infailliblement perdus. Il fallait, au contraire les avertir, empêcher leur retour au village. Le lendemain, tout serait changé, puisque l’Empereur arrivait, sûr comme autrefois de la victoire. Mais cette nuit… Oh ! comme cette nuit serait longue ! Si les amis allaient tomber dans l’embuscade ? … Eux qui contaient sur elle pour avoir les nouvelles avant le lever du soleil ! Non, cela ne serait point : veuve d’un soldat, une femme de France saurait faire son devoir ; et peut-être, en révélant les dispositions du bivouac prussien, aurait-elle pour récompense cette suprême joie de voir son monde exterminer les hommes sanglants de Leipzig. Mais que faire ! Ils étaient là partout, gardant les issues ; elle en comptait quinze au moins, et dix encore ; et le brouillard peut-être en cachait d’autres. Qu’importe ! elle envoya une dernière pensée au bien-aimé couché là-bas sur la terre froide, gagna le seuil rampant et, s’allongeant sur le sol visqueux, s’aventura sans trembler dans la grande cour. Ses mains balayaient la boue, se déchiraient aux pierres aiguës ; elle se traînait sur les genoux, la tête baissée, retenant sa respiration. Le brouillard l’enveloppait ; la chute cadencée des eaux couvrait le faible bruit de sa jupe traînée. Deux sentinelles allaient et venaient devant la grange ; elle les évitait et passait, s’effaçait davantage, s’arrêtait pour reprendre haleine et poursuivait sa route tortueuse. Toujours invisible, elle advint à la barrière, la dépassa et se jeta aussitôt hors du sentier. Cent pas plus loin, elle se redressa et prit sa course obliquement. Ses pieds nus s’enfonçaient dans la terre délayée des sillons ; une sensation insupportable de froid l’envahissait… Mais elle courait toujours plus fort, impatiente, heureuse. Les champs succédaient aux champs, les squelettes des grands arbres aux dentelures des haies rabougries ; une chouette miaulait dans la nuit. Haletante, elle aperçut enfin une grande bande noire devant elle : c’était la lisière du bois. Encore un guéret ; plus qu’un fossé à franchir ; le ruisseau du pré n’est pas large : courage ! Jaquette enfin pénètre dans le gaulis.
Pas un feu ; pas un bruit dans l’air, pas d’ombres humaines au pied des cépées. Où sont les hommes du Plessier ? Elle s’avance, marche au hasard, les bras étendus, au fond des ténèbres ; appelle tout bas ses amis, les nomme, les supplie de répondre ; sa voix s’élève… Le bois est désert ; un souffle d’hiver fait craquer les rameaux noircis ; la pluie dégoutte sur les houx rigides ; des oiseaux inaperçus s’envolent, et le silence retombe, plus morne et plus pesant, sur cette lugubre solitude. Ils ne sont pas là ! Jaquette, en proie à une terreur superstitieuse, va plus vite ; les arbres lui barrent le chemin ;