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La jeune femme s’affaissa de nouveau sur sa chaise et s’engourdit dans ses pensées. Quelques instants plus tard, le craquement d’un bois cassé éclata devant l’écurie. Elle courut à la fenêtre, essuya un carreau, regarda et découvrit un spectacle extraordinaire. Des soldats revêtus de costumes bizarres allumaient du feu dans la grange. Des lueurs incertaines et rapides éclairaient vaguement leurs visages. Quelques-uns, le genou relevé, brisaient des branches mortes ; d’autres les entassaient sur le foyer, puis, couchés à plat ventre, soufflaient ; d’autres encore, debout et secouant leur manteau mouillé, allongeaient des mains rouges au-dessus de l’épaisse fumée. Çà et là dans la cour, des sentinelles immobiles, éclairées par derrière, émergeaiant de l’ombre avec des profils démesurés. Une ligne brillante se détachait dans l’angle obscur de la grange : c’étaient des fusils en faisceau. La veuve contempla longtemps cet étrange tableau, le cœur serré, la sueur au front. Un mouvement s’était produit parmi ces hommes ; une patrouille sortit, s’approcha d’une maison voisine ; des coups de crosse retentirent dans la porte. Épouvantée, elle écoutait… Un des soldats parla, d’une voix gutturale, prononçant des mots inconnus.

Saisie d’une inexprimable angoisse, Jaquette murmura :

— L’ennemi ! les Prussiens !

La patrouille frappait successivement aux portes, les brisait, entrait dans chaque logis et poursuivait sa marche circulaire. Elle faisait une ronde afin de s’assurer que le village était sans habitants. « Ils vont venir ! » songea la veuve. Elle allait se trouver toute seule, à leur merci. D’odieux récits, répétés aux veillées, lui vinrent aussitôt à la mémoire ; le rouge de la pudeur brûla ses joues.

— Oh ! Jacques, balbutia-t-elle, c’est pour ne pas quitter notre maison d’amour que je me suis exposée à la honte ; pardonne-moi !

Ils s’approchaient. L’imminence du danger rendit quelque sang-froid à l’infortunée. Elle rangea précipitamment sa chaise, recouvrit les tisons du foyer et, gagnant à pas muets la laiterie, se laissa couler quasi morte au pied de la table. Presque aussitôt plusieurs Silésiens pénétrèrent dans le logis avec précaution, appelèrent, fouillèrent les recoins à la baïonnette, tâtèrent le lit, qui n’était pas défait. L’un d’eux sans doute à ce sujet décocha quelque plaisanterie, car les autres en écoutant exhalèrent un rire épais. Après quoi, ils sortirent, chargés du matelas et de la couverture, et laissèrent la porte grande ouverte. Lorsque ces hommes eurent disparus, Jaquette s’éloigna lentement de sa cachette, revint jusqu’à l’entrée de la chambre et, perdue dans les ténèbres, observa l’ennemi. C’était peut-être un de ces brigands-là qui avait tué son Jacques ? Maudits ! Ils avaient profané sa couche, souillé son aire… Ils étaient là, chez le pauvre mort, en larrons arrogants ! Nul ne l’aiderait donc à se venger !… Ah ! si seulement les garçons du Plessier revenaient !