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nait ses horreurs, mille pensées confuses germaient dans les ténèbres de cet esprit. Le souvenir de son bonheur brisé, l’image de son bien-aimé percé de balles, lui inspiraient une haine sauvage. Elle voyait à toute heure ces étrangers tuant son homme et faisant d’elle, du même coup de fusil, un corps sans âme. Des idées de vengeance la hantaient. Cette irruption de hordes étranges au milieu des incendies et du sang lui causait d’énormes tressaillements. Tout ce monde était passé sur le cadavre de Jacques pour venir ! Oh ! elle ne voulait pas, à présent, que le pays de l’époux fût souillé par ses meurtriers ; non, oh ! non ! La veuve ne pensait pas à elle-même, sa vie n’était plus rien ; mais venger le pauvre grenadier, défendre le coin de terre où il l’avait aimée ! Toute son humble histoire était là, faite d’un été de bonheur et d’un hiver de larmes. Le désespoir ne l’avait ni écrasée ni soumise ; dans son cœur à jamais brisé luisait une flamme.

III

Ses voisins n’avaient pu consentir à ce qu’elle se battit avec eux. Elle savait pourtant que son bras eût valu celui d’un homme. Enfin elle irait au-devant d’eux, le lendemain matin, sous les gaulis, puisque c’était leur point de ralliement. S’ils faisaient des prisonniers, ainsi qu’ils l’avaient juré, elle verrait ceux-ci de près. Des gens de Leipzig ! Sa fourche était là toute prête, au coin de la huche : elle s’en armerait pour aller au bois, car son Jacques, à sa place, l’aurait prise. Son Jacques ! L’avaient-ils seulement déposé en terre sainte ! Les guerres finies, elle irait là-bas. Le sergent de Mareuil l’accompagnerait ; en vendant sa part du bien, c’était possible. Ce vieux témoin lui montrerait la place où l’époux était tombé. Elle pourrait s’y traîner sur les genoux, l’appeler, lui porter de plus près son cœur et sa pensée. Elle en rapporterait une fleur qu’elle coucherait à côté d’elle dans le lit nuptial… Le mort serait content, et peut-être qu’alors il paraîtrait en disant :

— Viens me rejoindre, sois délivrée !

Les heures de la nuit s’envolaient ; elle était là, toujours devant les cendres froides, dans l’engourdissement de sa veille enfiévrée. Un bruit de pas se fit entendre dans la cour ; plusieurs hommes marchaient d’un pas pesant, rasant les murailles et parlant bas. Les ténèbres étaient si profondes, que l’un d’eux heurta rudement le moyeu de la charrette ; une arme d’acier cliqueta sur le bois sec.

Jaquette redressa vivement la tête.

— Quoi ! nos gens reviennent déjà ? Eux qui devaient garder les deux routes jusqu’au matin !

Elle se pencha et attendit, ne vit rien, le sourd tapage avait cessé.

— Non, ils auront seulement traversé le village pour changer de poste. Amis, bonne chance !