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— Malheureuse, que Dieu te conduise ! Mais tu rencontreras plutôt la mort que les hommes du Plessier, par une nuit pareille. Je t’en prie, viens.

— Non, non, fit-elle avec une sombre résolution ; je ne laisserai pas tuer ceux de mon village. Je ne déserterai pas non plus.

— Alors adieu, ma pauvre Jaquette. Tu es un brave cœur. Il avait bien choisi en te prenant.

L’espion sauta sur le chemin et s’éloigna rapidement.

— Maintenant où puis-je aller ? se demanda la veuve.

Elle frissonnait sous la rafale ; la souffrance physique et l’inquiétude s’ajoutaient à son instinctive épouvante. Où étaient les voisins, les chers amis du Plessier ? Comment les trouver et les avertir ? Par instants elle pleurait.

— On n’entend rien, bégayait-elle. Ils sont loin, sans doute ; je ne saurai les le joindre. Je dois pourtant, dussé-je périr, leur apprendre que les étrangers sont au Plessier. Comment donc faire ?…

Soudain sa respiration s’arrêta, elle se renversa à demi, la face livide et l’œil agrandi, en face de quelque pensée subite qui l’épouvantait… Elle se prit le front à deux mains, en proie à une violente lutte intérieure.

— Non, s’exclama-t-elle ; je ne pourrais !

Son regard incertain se fixa sur le noir du ciel, et il lui sembla que l’image du trépassé lui apparaissait derrière le rideau confus des nuages. Elle perçut alors la vision des jours perdus ; la haine de l’envahisseur lui monta au cœur. Ceux-là lui avaient apporté le malheur en croupe. À cette heure ils se reposaient paisiblement dans la cour de Jacques. Même ils avaient ri ! Demain l’épée de la France ne serait plus assez longue pour les clouer sur la terre violée, avait dit le colporteur. Eh bien ! soit. On allait voir. Les habitants du Plessier, à tout le moins, ne mourraient pas. Elle se leva, calmée et terrible.

— Si : je le ferai. Ma main ne tremble plus. Partons.

Elle reprit sa route en courant.

— Si les voisins, mon Dieu ! arrivaient avant moi, désarmés, devant les canons de fusil ! Allons ; plus vite.

Nul obstacle ne l’arrêtait ; elle se précipitait, affolée, comme dans un rêve. Le dernier champ enfin fut traversé ; la route familière déroula devant les sillons inondés sa bande unie et grisâtre ; elle se reprit à ramper et traversa la cour comme la première fois.

Les soldats de l’armée de Silésie, cédant à cette torpeur irrésistible qui terrasse à l’approche du jour, dormaient pêle-mêle dans la grange. L’averse redoublait de violence ; les sentinelles oubliées s’étaient assises sous la saillie du toit, à l’entrée, et le corps allongé vers le foyer, sommeillaient lourdement.

La veuve regagna sans peine son logis. Elle respira longuement, s’avança dans l’obscurité et promena une main prudente sur le haut manteau de la cheminée, chargé d’ustensiles de toute espèce. Elle découvrit et retira successivement