Page:Gleason - Premier péché, 1902.djvu/79

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
79
Premier péché

avait pressenti la délicatesse de cette âme pure, blessée dans son exquise sensibilité, et qui jamais n’oublierait après, justement parce qu’elle avait oublié avant… Le mort restait vainqueur du fond de la tombe où, sans doute, il souriait.

Et lorsque Thérèse revit Jacques aussi pâle et ému qu’elle, il lui sembla que tout son sang remontait au cœur. Pendant que, pressant sa petite main dans les siennes, il se penchait, murmurant :

« Thérèse, ne m’aimerez-vous pas un peu maintenant ?… moi qui vous adore depuis si longtemps… ? »

Elle se redressa cruelle soudain, les traits durs, la bouche contractée, trouvant indigne cet amour qui avouait une existence passée. Ainsi, lui aussi l’aimait… Jadis son cœur aurait jeté le grand cri qui unit à jamais les âmes… mais aujourd’hui elle hait presque ce vivant, qui a volé le mort… Elle foulera aux pieds ses rêves les plus chers pour se punir de les avoir formulés… si bas…

Pauvre fille, elle va briser le cœur d’un homme pour le venger lui d’une trahison involontaire. Lentement, avec des phrases froides, elle détruit une à une les illusions d’une âme loyale, et sans pitié, elle piétine les pétales de la fleur d’amour. Elle éprouve une âpre jouissance à briser ce quelque chose de fragile qu’est le cœur humain ; tout ce qu’il y a de cruel dans la femme vient de s’éveiller, et elle dit, — les lèvres serrées, les yeux mauvais, inconsciente, barbare, frappant pour se faire souffrir, vengeant sur elle-même et sur Jacques le mort oublié, un jour, et qui a payé de sa vie le droit de ne l’être jamais plus.

— Es-tu content ? répète-t-elle, comme s’il pouvait répondre.

Pauvres femmes, combien de nous refusent à la vie ce qu’elles donnent à la mort. Étrange contradiction de notre étrange nature.

Thérèse regarda Jacques. Il était livide. Une lueur de pitié éclaira le désordre des pensées de la jeune fille ; dans un de ces adorables moments qui font tout pardonner, elle se pencha :

— Adieu, Jacques, partez, ne pensez plus à moi. En s’en allant, l’autre emportait ma faculté d’aimer. Je ne suis plus que l’ombre d’une femme, — à vingt ans !

Et se penchant encore, elle posa ses lèvres sur le front qu’une sueur d’agonie mouillait.

Jacques reçut la sensation de marbre, tel le baiser d’une morte, et l’impression fatale resta longtemps à sa tempe.

***

Dans le petit cahier rouge, à la dernière page : « Charles, j’ai payé ma dette… Je n’écrirai plus rien, ma vie finit ici. »

Aucune larme ne tomba.

La coupe était vide.