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Premier Péché

où se livre la lutte journalière et d’y combattre jusqu’à la victoire.

Conçoit-on ce qu’il faut de vaillance à une frêle créature élevée dans l’abondance, au sein d’un joli intérieur, pour s’arracher à ce milieu chéri, et se jeter dans la mêlée qui lui fait peur ? Mais le devoir est là, elle ne veut pas accabler un frère, elle veut soulager une mère, aider un père malade, élever ses petits frères et ses petites sœurs… on a besoin d’elle… et elle est là ! Puis c’est la vie monotone, c’est la volonté soumise, l’obéissance passive, l’exactitude absolue, c’est… enfin ce n’est plus elle ! il ne lui est pas permis d’être lasse, ennuyée, découragée, il lui faut marcher sans défaillance et sans avancer souvent. L’ennui lui est interdit, elle n’a pas le temps de s’ennuyer ni de s’amuser, il lui faut concentrer toutes ses forces vers un seul but résumé dans ce mot : le devoir !

Que de jeunes filles ont grandi sous de radieux auspices, puis un beau jour… crac ! Rien ne restait plus de l’opulence passée, l’avenir était à faire, et dans leurs mains d’enfants gâtées, l’espérance reposait tout entière. Bravement elles se mettaient à l’œuvre, et j’ai connu une de ces héroïques jeunes filles qui a accompli des prodiges de dévouement, d’intelligence et d’énergie, pour vaincre le sort qui s’acharnait à lui être cruel, et elle a vaincu ! La roue de la fortune tourne vite dans le monde, et telle qui rit aujourd’hui, pourrait bien, demain, s’affaisser sous les coups terribles de l’adversité, et alors puisse-t-elle être assez heureuse pour lutter avec avantage et posséder assez d’intelligence et d’instruction pour réclamer à la vie, la vie elle-même.

C’est avec la pensée de l’avenir qu’une mère devrait élever son enfant en lui apprenant que le travail sacre grand. Elle doit lui enseigner dès son jeune âge à respecter le travailleur si humble soit-il. Plus tard, si la destinée lui est barbare, la jeune fille souffrira moins, et ne considérera pas comme une déchéance le fait de prendre sa place parmi la troupe des vaillantes. Si le sort lui est toujours très doux, elle saura que les jeunes filles qui gagnent leur vie sont dignes de tout son respect, et ont plus de droits qu’elle à l’admiration. Certes, elles sont heureuses, celles que l’existence gâte assez pour leur épargner les horreurs de la lutte ; qu’elles savourent leur bonheur, sans insulter au sort d’autrui.

D’ailleurs cet orgueil ridicule est à peu près anéanti, et je le croyais mort quand la conversation de deux petites prétentieuses m’a bien appris que la sottise régnait encore sur la terre, au centre même de la civilisation canadienne.

Aux litanies des calamités humaines, on devrait bien ajouter cette invocation :

De la bêtise, délivrez-nous !