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L’Adieu du Poète

le bruit de la vague dont chaque repli m’enveloppe l’âme, je ressens encore plus âpre la nostalgie de mon fleuve… Mon fleuve !…

Se souviendra-t-on de moi, un jour, ou l’œuvre que j’ai voulu accomplir est-elle à jamais morte ? Peu importe que l’on se rappelle Octave Crémazie, pourvu que la destinée de mon peuple soit glande et belle. J’ai touché les cordes sensibles de son âme, et les échos ont rendu de virils accents. Ces accents ne meurent pas ; l’amour les immortalise !

Silence — Crémazie a la tête dans ses mains)

Loin de ma patrie, il me fallait une consolation, elle m’est venue idéalement pure ; un jour, une jeune fille me sourit, vingt ans, jolie, gracieuse et bonne, oh ! divinement bonne, — et mon vieux cœur se reprit à battre ? — Pauvre fou va ! Est-ce que l’on aime à ton âge ?… Pourquoi n’aimerais-je pas ? N’ai-je pas un cœur, moi aussi, et ne me fait-il pas endurer le martyre de l’attente ?… Attendre Jeanne ! (avec un sourire) Deviner le froufrou de sa robe, percevoir le piétinement de ses pas, imaginer le timbre de sa voix, rêver l’éclat de son regard ; tout doucement la savourer miette à miette, et puis ouvrir les yeux, pour recevoir l’éblouissement de sa jeunesse… et ne pas l’aimer !… Non, cela ne se peut pas…

Mon Dieu ! qu’elle tarde ce matin si elle ne venait pas ? C’est impossible ! Je ne puis mourir sans l’avoir revue… la chère âme qui est venue à moi, avec cette sympathie féminine qui sait être de la tendresse sans devenir jamais de l’amour (d’un ton amer). De l’amour ! Allons donc, pauvre hère, cette manne divine est-elle faite pour ton cœur ?

Il essaie un rire qui sonne faux, puis il éclate en sanglots, répétant :

Seul !… Seul !… Seul !…


Scène III

Crémazie puis Jeanne
(Crémazie ne l’a pas aperçue, et dit encore une fois)

Seul !

(Jeanne s’élance et se penche vers lui)

Mon pauvre ami !