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Premier péché

Quel âge avait-elle ? Et la voilà qui sourit, contente de se retrouver assez jeune ; joie de malade qui, après les heures insensibles, se réveille à la vie, et se réjouit de n’avoir pas trop perdu de minutes. Mais à quoi bon tout cela ? N’est-elle pas vieille, bien vieille, puisque sa vie est toute vécue, et que plus un rêve ne hante son cœur ? Elle songe parfois, comme ce soir, mais c’est uniquement par le besoin de regarder avant lorsque après nous est fermé.

Vieille fille, elle était vieille fille ! seule ! Seule à jamais dans ce coin perdu où elle entrait, la journée de devoirs finie, avec une répugnance atroce de la solitude. C’est qu’elle avait désiré, jadis, le cher nid gaiement peuplé ; elle avait senti dans son cœur d’ardentes tendresses ; elle avait voulu de complets dévouements, elle se sentait capable de s’immoler toute à qui l’aimerait parce qu’elle l’aimait. — Et la voilà seule, incomprise de tous, parce que jadis elle ne voulut être comprise que d’un seul. Regrette-t-elle, ce soir, son effacement passé ? En y pensant, elle sourit encore, tant la vision d’antan eût de pure fraîcheur et d’abnégation sublime… Pas une amertume n’est restée à l’âme de la pauvre femme. Il est des bonheurs qui échappent, mais laissent dans la vie une idéale douceur : telles ces merveilles qui sillonnent la nue par des soirs privilégiés, et vers lesquelles les enfants tendent les bras… Il n’était rien tombé jadis, dans le cœur tout grand ouvert de la pauvre solitaire, si ce n’est des rayons lumineux ; de ceux qui se donnent à tous.

Elle est maintenant près d’un portrait aimé encore, mais que la délicate créature ne veut pas trop regarder… Une sensation de renouveau la pénètre ;… est-ce donc que le passé veut la reprendre ?… Un éclair inquiet dans les yeux limpides — puis le sourire se fait plus attiédi, plus pénétrant : elle sent bien que le droit de garder ces miettes du passé a été chèrement acquis, et elle comprend que ses larmes ont épuré à jamais ce lointain amour. Avec un respect attendri, elle pose ses lèvres sur la miniature qui reçut jadis d’autres baisers : seulement ce soir-là, c’était le baiser du saint pardon des joies défuntes et des souffrances apaisées.

C’est fini, sa faiblesse est devenue une force ; un dernier soupir, et accoudée à son petit secrétaire elle songe d’abord, puis la plume court. Le jour, elle donne aux enfants des autres le meilleur de sa tendresse, — maîtresse d’école ! le soir, elle prodigue à tous ceux qui souffrent le secours réclamé, et dans des lettres où respirent la candeur la plus exquise, et la compréhension délicate de certaines douleurs, elle va calmer celles qui agonisent de son mal passé. Puis, soudain dans les feuilles de ses paperasses, un bout de lettre attire son regard. C’est comme une explosion… Trop à la fin, gémit-elle, est-ce que je ne pourrai jamais guérir ?… Ces quelques lignes ravivent toutes les amertumes anciennes, car c’est quelque chose de son