Page:Gleason - Premier péché, 1902.djvu/128

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
128
Premier Péché

Simples vies


Le poêle ronfle gaiement, comme s’il voulait remplir de son unique joie le petit appartement silencieux, où rien ne chante plus… une de ces chambres où l’on rentre le soir, pour se réfugier quelque part ; un de ces coins qui ne prend rien de nous, où les portraits chéris se regardent d’un air étonné et paraissent se dire : Comment se fait-il que nous soyons ici ?

Les meubles semblent des inconnus réunis depuis la veille ; les gravures dans leur cadre ont l’aspect dépaysé ; la pendule a le tic-tac fatigué des heures d’ennui… seul, le poêle a sa voix joyeuse, et dans cette tristesse, il donne l’impression de ces idiots qui rient près d’un lit funèbre, ne comprenant rien au lugubre des circonstances.

Dans l’enfoncement d’un fauteuil, une mince créature s’ensevelit, perdue elle aussi, comme tout ce qui l’entoure, dans ce milieu disparate, parce qu’une note heureuse n’y fait pas vibrer l’harmonie. On sent que cette femme vit à peine, tant il y a de lassitude pénible dans sa pose : c’est le sommeil des désenchantements qu’elle veut dormir, un sommeil où il n’y a plus de rêves, et où les illusions ne peuvent se rajeunir, tant elles ont gardé le deuil des réelles joies mortes.

Ne plus espérer ! Comprend-on ce que c’est quand on est jeune, et quand on a l’amour ? Vieille : l’était-elle, cette femme ?… À peine un cheveu gris par-ci par-là, dans les tresses brunes ; le visage avait de la fraîcheur, et le sourire gardait ce quelque chose d’enfantin restant au pli des lèvres de ceux qui passent dans la vie, à la façon des êtres aériens ; ils volent vers un but lumineux, et la fange n’altère pas l’immaculé de leur nature.

Déjà le repos ne dure plus. Ses mains se sont jointes en une contraction douloureuse, mais le regard a bientôt le calme sublime des dévouements ignorés.

Elle est debout, maintenant, gracieuse encore dans sa taille menue, ayant gardé de sa jeunesse enfuie, tout le charme, comme ces fleurs rares des lointaines contrées qui, roses le matin, deviennent blanches le soir sans laisser de leur grâce… Seulement, on sent que les fleurs ont vieilli et peut-être souffert, pour avoir perdu en un jour leur carnation chaude…