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Premier péché

timents, de mots. Il veut les dire, dans un besoin tout nouveau pour lui, et il éprouve une joie naïve à moduler ses premiers chants. Bientôt sa voix monte, elle prend des ampleurs et des sonorités nouvelles ; elle atteint tour à tour les notes graves, rieuses, émues, passionnées. Les vers tombent de son âme, harmonieux et tendres, et le jeune poète chante toujours, vivant ainsi toutes ses joies. La grande nature qu’il ne voit plus, la sublime éloquence qu’il n’entend pas, les jolis yeux émus, les bouches attendries, les voix caressantes, — il les imagine, et dans ses vers leur dit son admiration, son amour, son attente… Et voilà qu’un jour, en pensant à la rose qui retient le papillon joli, il soupire à la belle, aimée de son âme seule :


« Ô vous, ma douce amie, un midi, faites donc,
« Alors que j’irai seul assoiffé de tendresse,
« Que votre cœur soit rose et le mien papillon ! »


Puis, après cette prière douce, il sourit à la vision évoquée dans son rêve, à la vision de la rose qui aime. Et tout cela fait sa joie, tout cela met du soleil dans le tendre de son regard, tout cela lui fait vivre, dans un immuable horizon la plus belle des vies. Lui qui ne voit rien, il regarde tout ; lui qui n’entend rien, il comprend tout ; lui qui a toutes les tristesses, il ressent toutes les joies ; lui qui ne marche pas, il parcourt les mondes ; lui qui ne connaît pas l’amour, il en sait toutes les joies douces. Ô poésie, que de sublime ont tes miracles !

Sur l’oreiller, la tête d’artiste du jeune poète se dégage toujours souriante, avec, dans les prunelles, le rayon attendri de quelque beau rêve.

Songe-t-il parfois à la vraie vie ? croit-il à des joies meilleures, ou s’il sait les siennes les plus délicieuses ? A-t-il ses heures de révolte, d’illusions menteuses ? Sa jeunesse proteste-t-elle ? Pas une ombre ne le dit dans le regard limpide du jeune poète martyr.