Page:Giraudoux - Suzanne et le Pacifique, 1925.djvu/95

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

je renonçais à séparer la femme du capitaine de son ami le mécanicien ; du cuisinier, le médecin qui devait mourir le jour où il n’aurait plus son régime. Je ne voulais pas être cause de tant de désastres, je renonçais à trouver ma place parmi eux, et seule, à de tels moments, m’aurait remplie de joie sans mélange la vue du Lusitania. Je m’endormais, n’ayant plus d’espérance que dans le plus grand bateau du monde.

Parfois j’attendais sans parler, sans manger, sans espérer, étendue devant la mer comme un chien devant une tombe. Ce que j’éprouvais ? le remords d’un enfant qui s’est fait écraser ou perdre. Toujours d’ailleurs j’avais été distraite, sans trop d’ordre. Au bord du Rhône, c’est le Joanne de la Loire que je retrouvais dans ma valise et je visitais le château des Papes avec l’humeur de Chenonceaux. Dans mon cours de seconde année, je me passionnais pour les auteurs du troisième, et j’arrivais à l’examen, non pas avec Racine, avec Fénelon et Baudelaire, mais avec Dante, Shakespeare et du Bellay, avec de faux témoins, qui m’abandonnaient lâchement au premier froncement du sourcil de M. Joubin. Or, ces matins-là, dans mon île, j’avais l’impression, non pas d’être séparée de tout, mais d’avoir tout égaré. Voilà que j’arrivais à vingt ans non avec